Nécessaire Péguy
Charles Péguy écrit son remarquable essai Notre jeunesse en 1910. Au sortir de l'affaire Dreyfus, durant laquelle il prend infailliblement parti pour le dreyfusisme, ses idées sont exploitées par des courants nationalistes auxquels il ne souscrit pas : il veut donc s'en défendre. Depuis peu imbibé de foi chrétienne, Péguy publie cet écrit dans ses Cahiers de la quinzaine : il y présente sa vision de l'affaire Dreyfus, et par là transcrit sa perception de l'Histoire, de la République et de l'Ethique tout en posant un regard sincère sur sa vie.
La thèse principale développée dans cet essai concerne la distinction entre la mystique et la politique, entre le spirituel et le temporel. C'est de là qu'il tire toute sa pensée politique, économique, sociale et morale.
L'affaire Dreyfus est pour Péguy l'exemple parfait de la dégradation de la mystique en politique, de la corruption du spirituel pour servir le temporel. Péguy fut un des premiers soutiens de Dreyfus, alors même qu'il préparait l'Agrégation. C'est de cet engagement qu'il tire son amitié avec Jean Jaurès : bien que socialiste déclaré, Jaurès ne voit pas en l'affaire Dreyfus une affaire bourgeoise dont le socialisme n'aurait rien à faire, mais bien une affaire humaine. Mais peu à peu son socialisme et sa vision du travail s'éloignent de plus en plus de la grandeur que perçoit Péguy dans la mystique socialiste. Jaurès devient un politique. Leurs relations se dégradent définitivement lorsque Jaurès prête soutien, ou du moins crédit, à Gustave Hervé, fervent antimilitariste, socialiste et partisan déclaré de la trahison comme forme de contestation face à un Etat auquel il ne reconnaît aucune légitimité. Dès lors, pour Péguy, quand Jaurès bascule dans l'alliance avec le hervéisme, il abandonne tout ce qui relève de la mystique du dreyfusisme : le républicanisme, le patriotisme, l'exigence de vérité.
Car oui, pour Péguy, il est bien question de patriotisme dans l'affaire Dreyfus. Mais le patriotisme de Péguy s'éloigne d'un nationalisme aveugle : c'est un patriotisme républicain, humaniste, qui considère la vérité comme essence de la société et ne transige pas avec cela. La trahison d'un Hervé, appuyée par Jaurès, qui consisterait à énoncer l'impératif, « il faut trahir » en ignorant tout usage de la raison est abjurée par un Péguy qui lui se reconnaît dans cette République mystique, qui tant qu'elle n'a pas sacrifié sa spiritualité au profit de préoccupations politiques - tant qu'elle n'a pas fortement sacrifié la forme pour le fond - est pure et digne d'admiration.
A la vue de tant de décadence dans la société, qui pousse au sacrifice de la mystique au profit de la politique, Péguy décline comme valeur essentielle dans sa vie une fidélité absolue, une amitié totale, envers ceux qui sont les héros. Abhorrant les politiques qui mentent, prétendant faire de la mystique, Péguy s'engage seul dans sa route de rendre un digne hommage aux vrais modèles : ceux qui ont sacrifié leur vie pour la pureté spirituelle, et qui se sont élevés par ce chemin. Il est donc impossible pour lui d'ignorer celui qui a été son exemple, Bernard Lazare, journaliste juif qui a été le premier à s'interroger sur l'affaire Dreyfus. Par-là, Bernard Lazare a été condamné à la mort professionnelle et sociale, n'ayant été édité que par Péguy et refusé par le reste. Péguy élabore donc une apologie sans faille de son maître mystique.
Cette apologie est une apologie d'amitié. Car Péguy l'explique si bien : l'amitié se pense, mais se ressent avant tout. Elle se ressent comme on ressent une admiration si grande pour les valeureux qui ont vécu la mystique, qui l'ont faite leur. Et elle se pense par l'exercice d'une fidélité constante et infaillible. Péguy s'en targue donc : il a été le seul ami de Bernard Lazare, l'ayant accompagné dans sa mort sociale ainsi que dans sa mort physique, restant longuement et seul à son chevet avant que celui-ci ne meure en 1903. Il y a une justice à son ton revendicatif : il y a si peu de purs héros, leur rendre hommage semble nécessaire.
Ainsi, comme il l'applique dans ses relations, la mystique infuse toute son existence. Péguy est un antimoderne. Il l'a bien montré dans son opposition à la réforme de l'enseignement des lettres classiques. Mais il semble loin d'être réactionnaire : il est engagé très tôt dans le courant socialiste. Son antimodernisme ne s'explique que par la réalité empirique de son temps : l'argent détruit tout. L'argent détruit la République, qui perd son caractère social et inclusif. Il voit comme l'argent est le sang du moderne qui s'en vante, sourire au coin de la bouche. Le moderne se sent malin.
Et c'est là que Péguy s'illustre : il vit en mystique. Issu d'une famille d'artisans, il ne vit pas son enfance dans la misère, mais dans ce qu'il considère une digne pauvreté. Sa vie n'est pas dirigée par la recherche indigne du profit. Il vit cette modestie toute sa vie, et récolte peu de bénéfices de ses Cahiers. D'ailleurs, il finance leur publication par la dot de sa femme. Il exalte cette vie, cette connaissance de la pauvreté qu'il a. Il en tire le monopole de sa légitimité et s'en vante. On peut considérer cette attitude comme malsaine et injustifiée : mais il faut lui reconnaître la grandeur d'une vie éthique, de l'incarnation ascétique, de la religiosité.
Péguy s'en défend donc : il n'est pas moderne. Il ne le serait pas non plus aujourd'hui. Mais ses idées, elles, gagnent en portée et deviennent aujourd'hui de plus en plus actuelles. Malheureusement, il est oublié. Il a exalté les héros rejetés dans la solitude par une société injuste. Il se retrouve désormais dans la même situation. Au moins, les temps n'ont pas tant changé sur ce point-là. Pourtant, ses écrits sont nécessaires et continuent à nous en apprendre beaucoup sur nos propres temps. Notre société, fascinée par les Underwood, Escobar et la famille Lannister, mais plongeant Péguy dans l'oubli, doit-elle se remettre en question ? Plongeons nous dans Péguy, pour notre propre bien.