Ma petite bibliothèque révisionniste (I) : Andrés Trapiello, Las Armas y las Letras

06/06/2021

                Le 11 mai 2021, la porte-parole d'(in)culture du Parti Socialiste espagnol (PSOE) à la mairie de Madrid, Mar Espinar, se déclarait opposée à la remise de la Médaille de Madrid au romancier et poète espagnol Andrés Trapiello, selon elle coupable de "révisionnisme historique". Son accusation portait sur son essai Las Armas y las Letras (Les Armes et les Lettres), publié en 1994 dans la splendide collection "Espejo de España" de la maison d'édition Planeta.

Adolescent, mes léthargiques convictions républicaines avaient été bousculées par son roman Ayer no mas, un récit émouvant dans lequel les deux personnages principaux tentent en vain d'ériger en vérité leurs perceptions de la guerre civile espagnole. Il ne m'a donc pas paru étonnant que certains membres du PSOE -une formation politique connue pour son intérêt politique à confondre recherche historique et mémoire personnelle- calomnient le regard apaisé d'Andrés Trapiello sur le passé espagnol.

Je n'avais jamais entendu parler de Las Armas y las Letras. Certes, la lecture de l'essai de l'hispaniste Ian Gibson, Cuatro poetas en la guerra, m'avait déjà introduit à quelques-uns de ces parcours désenchantés d'écrivains confrontés à la barbarie. Mais à la différence de ce dernier, l'essai d'Andrés Trapiello ne se cantonne pas aux parcours d'intellectuels républicains mais offre un échantillon plus représentatif du conflit qui permet de le saisir dans sa complexité. De quoi énerver plus d'un socialiste...

Un effort documentaire digne d'un historien

Pour écrire un tel ouvrage, Trapiello a entrepris un travail documentaire d'une rare densité : sa narration s'appuie sur une quantité impressionnante d'essais, romans, recueils poétiques, articles de presse, mémoires, correspondances et journaux personnels de grands (et moins grands) écrivains ayant témoigné de leur expérience de la guerre civile.

On peut affirmer que les grands intellectuels républicains, parmi lesquels Antonio Machado, Federico Garcia Lorca, Rafael Alberti ou encore Miguel Hernandez, occupent une place privilégiée dans le cœur d'Andrés Trapiello, et ce non pas politiquement, mais parce qu'ils étaient objectivement de plus grands artistes.

Pour autant, il n'est pas question d'exclure les intellectuels de la Phalange, que Trapiello ne réduit pas à leur barbarie. Dionisio Ridruejo, Rafael Sánchez Mazas, Manuel Machado, Luys Santa Marina ou encore Rafael García Serrano vivaient dans les années trente, une période de crispation et de violence inédite : comme pour les intellectuels communistes, la perception a posteriori que l'on peut avoir de leurs idées ne saurait les effacer de l'histoire de la littérature. 

Il faut reconnaître que la lecture de l'essai n'est pas tout le temps passionnante. : les parcours de ces auteurs ne se valent pas tous, leurs analyses du conflit non plus. Beaucoup de noms jonchent le récit et l'on sait pertinemment qu'un grande partie d'entre eux s'effaceront de notre mémoire une fois le livre refermé. Il n'y a rien d'anormal à cela : c'est le prix à payer pour comprendre exhaustivement la complexité du conflit.

Face à la politisation d'une mémoire revancharde

Cependant, faire de Trapiello un historien serait réducteur. Tout d'abord, parce qu'étant lui-même poète et romancier, on sent dans son écriture une passion animée pour certaines de ces figures littéraires du XXème siècle espagnol. Mais aussi parce qu'il est un citoyen espagnol et qu'il s'inscrit dans un contexte de réapparition des conflits mémoriels.

Andrés Trapiello publie Les Armes et les Lettres en 1994, ce qui suppose qu'il a dû entreprendre son impressionnant travail de recherche quelques années auparavant. En Espagne, les années 90 marquent la fin de l'hégémonie électorale socialiste : la popularité de Felipe Gonzalez, élu pour la première fois en 1982 et coutumier des majorités absolues, est affaiblie par la succession de scandales de corruption (Rumasa, Filesa, GAL, etc.).

Dans son ouvrage Transicion, l'historien Santos Julia décrit la stratégie adoptée par les socialistes pour faire face à la poussée électorale du Parti Populaire (PP) de José-Maria Aznar : ils enterrèrent le "pacte du pardon"- symbolisé par la Loi d'Amnistie de 1976- qui avait fait le succès de la pacifique transition de la dictature à la démocratie, et ressuscitèrent un franquisme inexistant, dont les descendants se trouveraient dans les files du PP, une formation au programme pourtant d'inspiration libérale-conservatrice.

Qu'importe que le grand-père de Pablo Iglesias ait été un haut fonctionnaire du très franquiste Ministère du Travail et que le grand-père du président de la Généralité de Catalogne Pere Aragonés ait été le maire phalangiste de Pineda del Mar. Depuis les années 90, ce conflit mémoriel à haute rentabilité politique n'a cessé de s'accroitre : Loi de Mémoire Historique (2007), apparition de Podemos et de Vox, exhumation du corps de Franco, projet de Loi de Mémoire Démocratique (2020), etc.

Mais revenons-en à Trapiello : face à l'affaiblissement de l'amitié civique qui depuis plus de 20 ans traverse l'Espagne, son essai est une bouffée d'air en faveur de la tolérance et contre l'instrumentalisation revancharde d'une histoire malheureuse.

Un hommage au libéralisme et à la nuance

Car au-delà des enjeux littéraires du conflit, l'ouvrage de Trapiello se lit comme un hommage aux témoins de la guerre civile qui ne furent pas séduits par sa binarité. Comme le résuma alors l'historien Claudio Sanchez-Albornoz :

 "Je suis libéral : cela me vaut de me retrouver ici seul, pauvre et vieilli."

Ainsi, Trapiello démarre l'ouvrage en retraçant le parcours du philosophe Miguel de Unamuno, éminent républicain en 1931, et qui finit par soutenir Franco dans sa rébellion, ce qui lui valut la haine des républicains. Mais confronté au spectacle quotidien de la barbarie franquiste, le doyen de la l'Université de Salamanque finit par dénoncer dans un discours historique et controversé les méthodes totalitaires des militaires rebelles. Il mourut de peine quelques jours plus tard, seul et haï de tous : la voix de la modération ne pouvait pas porter bien loin dans un tel bain de totalitarisme.

De même, l'énigmatique Pio Baroja décida d'analyser la guerre avec humour depuis son exil parisien : son libéralisme, son anarchisme et son anticléricalisme n'étaient du goût de personne. Pour lui, contrairement à ce que laissait croire la lassante rhétorique belliqueuse et excluante -les républicains accusaient les franquistes d'être les agents étrangers du nazisme et du fascisme alors que les fascistes accusaient les républicains d'être les agents étrangers de l'URSS et du judaïsme-  "l'écrivain est toujours patriote", puisqu'il manie la langue, une référence commune dans la division sanglante.

Ce fut l'innocence qui précipita la mort du poète et martyr Federico Garcia Lorca, l'ami de tous -quelques semaines avant la guerre, il s'entendait très bien avec le fondateur de la Phalange Espagnole, José-Antonio Primo de Rivera- qui balaya d'un revers de la main les conseils de ses amis, qui le priaient de rester à Madrid et de ne pas rentrer à Grenade, où il serait sans doute fusillé : "Je ne suis l'ennemi de personne", dit-il avant de quitter la capitale.

L'essai s'achève sur la figure de Manuel Azaña, le président dépassé d'une République débordée par les extrémismes. Cet "écrivain sans lecteurs" fit en 1939 ce triste constat :

"La guerre est perdue ; mais si, par miracle, nous la gagnons, il ne fait aucun doute que les républicains devront être les premiers à quitter le pays."

Mort à Montauban en 1940, quelques mois après la fin de la guerre, Azaña symbolise pour Trapiello ce désenchantement ressenti par les quelques libéraux qui restaient en Espagne. Un désenchantement que purent même partager quelques intellectuels proches du communisme, comme le poète Miguel Hernandez, mort de la tuberculose dans les prisons franquistes en 1942 :

Tristes guerres,
Quand ce n'est pas pour l'amour qu'on se bat
Tristes, tristes.

Tristes armes,
Quand elles ne sont pas faites de mots
Tristes, tristes.

Tristes hommes,
Quand ils ne meurent pas d'amour
Tristes, tristes.

© César Casino Capian

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