Le cinéma se suffit à lui-même

25/04/2018

Le dernier film d'Abdellatif Kechiche, Mektoub, my love : Canto Uno, est sorti en salles en mars dernier et a été remarquablement bien accueilli par la critique française. Néanmoins, certains articles et entretiens remettaient en question la place donnée à la femme dans ce long métrage, reliant sournoisement le film aux divers mouvements féministes contemporains, dont les revendications concernant le cinéma abondent. Car Kechiche, dans son film, scrute longuement les corps féminins, que ce soit à la plage ou en boîte de nuit, mettant sans cesse en valeur leurs formes. Kechiche serait le réalisateur « chosifiant » la femme, ne la rapportant qu'à la sexualité dans une vision patriarcale de la société.

Kechiche s'en est défendu, expliquant qu'un « artiste qui crée n'est ni homme ni femme » dans Le Monde. Cette conception de l'artiste présentée par Kechiche répond sans doute à une conviction profonde digne d'intérêt. Il est pourtant dommage qu'il ait eu à l'exposer en réponse à une question remettant en question sa manière de créer, et qui entérine une certaine intolérance du spectateur : un réalisateur ne pourrait pas avoir son point de vue et filmer ce qu'il trouve personnellement beau. Un homme hétérosexuel, sensible et attiré par la beauté féminine, ne pourrait pas longuement s'attarder sur les corps féminins. On ne donnerait même plus au spectateur l'exercice de son esprit critique, qui sans sa capacité de détachement ne serait plus apte à voir dans les formes, autant féminines que masculines, une beauté partagée et universelle. L'artiste ne peut pas être censuré par des instincts politiques. Et encore moins lorsqu'une telle question est posée, car ce n'est pas l'artiste qui chosifie le corps féminin, au contraire. C'est le corps féminin qui est chosifié, relégué à un sens uniquement politique.

Et lorsque Le Monde met en titre de son article cette justification de Kechiche, on voit comme on cherche délibérément à montrer l'arbre qui cache la forêt. Quant aux journalistes qui spéculent de la sorte, on peut émettre trois hypothèses : soit ils sont à la recherche de polémique, soit ils n'ont pas vu le film, soit ils manquent clairement de recul et d'esprit critique. Car le film de Kechiche est avant tout un film estival, un film où séduction et insouciance sont maîtres. Tenter d'y inscrire des dynamiques politiques répondant à d'autres contextes corrompt le sens que porte le film en lui, un sens qu'il ne faut pourtant pas sous-estimer.

Il y a dans le film Mes provinciales, de Jean-Paul Civeyrac, sorti en salles la semaine dernière, un personnage secondaire fascinant, Mathias, qui porte une réponse magnifique à cette problématique. Lors d'une soirée entre amis, cet étudiant en cinéma à l'université Paris VIII, autant admiré que critiqué pour son exigence cinématographique et sa franche arrogance, débat avec Annabelle, une activiste politique d'extrême-gauche qui est de passage à Paris entre deux séjours dans des ZAD. Ces deux jouteurs s'affrontent sur l'action concrète en politique : Annabelle décrédibilise Mathias, le considérant abstrait dans ses préoccupations métaphysico-psycho-cinématographiques, et défendant que les films doivent porter en eux une essence politique explicite et concrète. Mathias lui rétorque qu'une œuvre n'est pas un tract et que l'artiste, même reclus dans sa solitude, apporte politiquement à la société lorsqu'il produit une œuvre qui transcrit et communique du vrai au spectateur. Le débat s'achève sur une note amère, les deux avis étant irréconciliables, mais qu'importe : Mathias donne raison à Kechiche, tout comme Kechiche donne raison à Mathias.

Kechiche réalise un film où il n'est aucunement question de politique de manière explicite. Pourtant, ce qu'il porte est d'une profondeur sans nom et projette des considérations éthiques, morales et sociales fondamentales. Malgré ces critiques, ce long-métrage enrichit nos débats contemporains : de nombreuses problématiques jonchent le film, que le spectateur observe et auxquelles il ne peut s'empêcher de réfléchir. C'est une œuvre qui peut apparaître comme une réponse aux mutations des perceptions sur les rapports entre hommes et femmes, sur l'image de la femme et son statut.

Dans les jeux de séduction, il montre un climat d'indolence en contraste avec les soucis actuels. Le film s'oppose à cette époque qui sait se montrer effrayante, dépeignant le bonheur, l'alcool et ses effets, les tromperies malicieuses : il n'y pas d'enjeu capital, il n'y pas vraiment d'histoire. La beauté des personnages, principalement féminins dans ce film, est transmise dans sa charnalité la plus pure. Il présente des rapports entre hommes et femmes sous l'égide de la nonchalance et de la légèreté à dans une époque où ils sont souvent dépeints sous celle de la domination politique inamovible. Car effectivement, la séduction est omniprésente dans le film. Elle est souvent explicite -et affreusement lourde chez certains personnages masculins- ou implicite, comme le dévoile la caméra portée par Kechiche sur les regards de ses comédiens. Les hommes, dans ces jeux de séduction, ne sont pas mis en valeur : ils sont la plupart du temps insistants, d'un manque de subtilité total puis négligents de l'autre. Mais les femmes de Kechiche sont fortes, et ne se sentent ni faibles ni dominées. Certes, certaines souffrent, abusées et trompées dans ce jeu constant, comme le pourraient être des hommes. Mais la plupart ne le sont pas, et ont même des atouts bien supérieurs aux comportements vulgaires et bestiaux de certains hommes. Et dans ce tas, il y a des personnages observateurs et indécis, voire étrangers, comme Amin, dont l'attitude tient le spectateur en haleine trois heures durant.

Ainsi, nul besoin de corrompre le film en y apposant une propagande idéologique qui influerait a priori le regard du spectateur. Kechiche fait déjà un film politique qui porte sa propre voix, puisque comme le défend Mathias, il saisit la pureté les rapports entre hommes et femmes, ce qui permet d'observer et de comprendre dans un cadre bien plus grand les enjeux des relations humaines. C'est cette simplicité, la simplicité de ce qui est vrai, qui donne son sens au film, et au cinéma.

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