La tragédie, à nouveau

18/11/2017

Memories of Sarajevo (2h20min)et Dans les ruines d'Athènes (2h40min) sont deux pièces de théâtre écrites et mises en scène par Julie Bertin et Jade Herbulot. Elles furent présentées au festival de théâtre d'Avignon et sont désormais à l'affiche du théâtre des Quartiers d'Ivry, où j'ai pu avoir la chance de les voir au cours d'une après-midi de marathon théâtral. Ces deux œuvres sont les composantes de la tétralogie « Europe, mon amour », qui transpose le regard déçu des deux auteures nées au début des années 90 sur l'Union Européenne. Une vision éminemment triste par les actions entreprises par l'institution, mais optimiste quant à son futur.

Memories of Sarajevo raconte le siège de Sarajevo lors du démantèlement de l'ex-Yougoslavie entre les années 1992 et 1996. Elle alterne discussions politiques au sein de l'Union Européenne et de l'ONU, dans lesquelles les joutes verbales entre dirigeants nationalistes bosniaques éclatent à longueur de pièce, et scènes de désarroi d'une population dépassée par des enjeux dont elle a été dépossédée. Dans les ruines d'Athènes s'intéresse à la grande récession suite à la crise économique de 2008 qui n'avait pas épargné l'Union Européenne et dont la Grèce fut la principale victime. Elle met en scène aujourd'hui une émission de téléréalité dans laquelle des jeunes candidats tentent de gagner afin d'obtenir une récompense extrêmement contemporaine de cette nouvelle Grèce meurtrie par la crise économique : l'effacement de sa dette personnelle. Ainsi se succèdent Ulysse, Médée, Antigone, Cassandre et d'autres, dépouillés de leur prestige de demi-dieux mythologiques et réduits à celui de candidats désespérés dans l'attente d'un nouveau départ. Ces cruelles scènes de téléréalité, auxquelles le spectateur peut participer à l'aide de son smartphone, se rendant ainsi complice, sont entrecoupées de scènes historiques, au cours desquelles est raconté humoristiquement au spectateur le déroulement de la crise grecque. Apparaissent donc les figures caricaturées de Merkel, Sarkozy, Tsipras, Hollande, Juncker, désemparées et étrangers à la désolation de la société grecque. Dans ces deux pièces le personnage d'Europe, fille de Zeus et symbole du continent, apparaît à de multiples reprises pour chanter en langue grecque les malheurs et la désespération qui hantent son territoire.

J'aimerais d'avance signifier que ces deux pièces m'ont beaucoup plu. Ce n'était pas une tâche évidente, compte tenu de leur longueur respective et leur représentation au cours d'une même soirée, idée qui peut paraître effrayante. Mais non, le travail des metteuses en scène est efficace : on ne s'ennuie pas, on apprend et on réfléchit.

La pédagogie du récit historique est à mettre en valeur : malgré certaines simplifications occasionnelles, montrant l'orientation politique des deux auteures, on est captivé par les faits historiques. De plus, les nombreuses scènes politiques pleines d'humour fonctionnent : la caricature des dirigeants de la zone euro dépassés, de l'impérialisme et de l'arrogance américaine, de l'accent germanique de Merkel, de la gloutonnerie d'Hollande, des tics d'épaule de Sarkozy et de bien d'autres attitudes rappellent de très proches souvenirs, dont on se délecte.

Mais c'est justement ce qui a mécontenté plusieurs critiques. Lundi soir, sur France Culture, dans l'émission Ping Pong, l'irritation était unanime. Trop simplificatrice, assimilée à un cours d'Histoire de cinquième, cette pièce n'était que le produit de la pensée ignorante de deux metteuses en scène orientées qui n'avaient à cœur qu'une critique de gauche. Si cette critique n'était pas explicitée, c'est du moins ce qui était donné à entendre. Trop simplificatrice car trop manichéenne, opposant des politiques ignorant un peuple désemparé et dépassé, sacrifié. C'est encore une critique certes justifiée mais sûrement, elle aussi, trop simplificatrice.

Admettons-le d'emblée. Oui, les deux auteurs viennent sûrement de la Gauche rétive à l'Union Européenne telle qu'elle s'est construite. Mais ignorer la souffrance des populations lors des deux grandes crises racontées dans ces deux pièces et assimiler les extraits les mettant en scène à de simples clichés, c'est ignorer la réalité. Le clivage présenté par les deux pièces est simplificateur, mais il a le mérite de présenter clairement un problème : ces deux générations ayant vécu dans ces deux endroits ont été des générations sacrifiées, et ont subi des dégâts face auxquels l'Union Européenne s'est montrée impuissante. Donc oui, il existe une critique orientée et simplificatrice mais qui soulève des enjeux capitaux dans le futur de l'Union Européenne.

Néanmoins, la pièce n'est pas critique qu'envers l'Union Européenne : elle met avant tout en scène la violence des nationalismes qui s'affrontent dans une cacophonie incessante. La pièce met en scène l'impasse du dialogue entre ces nationalismes qui s'opposent et se haïssent. Ce n'est plus la critique d'une Union Européenne dépassée, mais bien la critique de ces nationalistes déchaînés.

Et rappelons-nous que dans ce contexte global où une certaine idée du patriotisme s'exalte tendant vers une dangerosité alarmante, cette piqure de rappel amenée par les deux metteuses en scène n'est pas dépourvue de sens.

Une autre chose que les détracteurs de France Culture ont oublié de signaler : la figure d'Europe. A vrai dire, ce n'était pas un oubli : lorsqu'ils l'ont évoquée, Europe a été vilipendée. Ses apparitions occasionnelles pour chanter, seule sur scène, vêtue d'une toge et d'une couronne, plaignant le sort du continent, n'ont pas enchanté ses critiques. Mais il est néanmoins important de signaler qu'ils sont passés à côté d'un élément essentiel de la culture grecque qu'ont voulu transmettre les auteures lors de ces chants : le rôle du chœur dans la tragédie. Effectivement, et surtout dans la deuxième scène, Europe chante en grec, prenant ainsi la place du cœur. Ses chants sont tristes et affligés, comme le sont les chants des chœurs de la tragédie classique.

Mais étudions cette notion essentielle de la tragédie qui a été réutilisée dans ces deux pièces. La tragédie grecque, à laquelle s'est d'ailleurs opposé le principal tenant de la raison de son époque, Socrate, présente en elle-même le caractère éminemment pessimiste véhiculé par le sentiment dionysiaque. Dionysos, dieu grec dont provient cet adjectif, fut déchiré enfant par les Titans et éparpillé en divers morceaux. Le dionysiaque se veut donc la souffrance originaire et la représentation absolue de la condition de l'Homme. Il cherche à rassembler (comme le corps de Dionysos aimerait être rassemblé) et ainsi lutter contre l'individuation. Cela, il le fait par la musique et le chœur dans la tragédie, entre autres. C'est donc ce chœur, incarné ici par Europe, qui cherche à réduire à néant le principe d'individuation et à se rapprocher le plus possible de la nature.

Mais revenons-en aux deux spectacles. Ici, Europe prend la place d'un chœur entier et par le flot de la musique dionysiaque qu'elle transmet, cherche à réduire à néant le principe d'individuation chez le spectateur. Ce spectateur est dans notre cas européen : assistant à ces évènements pessimistes en Europe, il y échappe par la présence du chœur en Europe. Par ces chants, Europe exalterait une solidarité, une absence de fragmentation des peuples d'Europe qui tous réunis viseraient à cette vision optimiste de l'Europe. Un beau projet, donc, et éminemment optimiste.

Voilà donc ce qui a pu être ignoré dans ces deux œuvres, effectivement orientées et simplificatrices, mais justifiées. Mais elles ne sont pas réfractaires à toutes avancée, elles sont avant tout optimistes. Elles fondent l'Europe sur les valeurs d'une fraternité, d'une solidarité qui n'ont pas été atteintes jusqu'à maintenant si ce n'est grâce à des intérêts économiques. On le sait, c'est surtout la Communauté Européenne du Charbon et de l'Acier (CECA) qui a eu un grand succès, succès beaucoup plus contrasté pour l'Europe politique. C'est en cela que la critique des deux auteures est légitime.

En ces temps de Brexit, de populismes, de nationalismes, une auto-critique et une vision solidaire de l'Union Européenne ne peuvent pas être de trop. L'Europe est affaiblie, et son rétablissement ne peut pas venir que d'une harmonisation fiscale de la zone euro et d'un budget européen. L'Europe doit affirmer ses valeurs et ses principes, et créer une communauté forte et solidaire autour de ceux-ci afin de protéger ses citoyens face aux bouleversements du monde actuel. Ainsi, ne négligeons pas l'œuvre pleine d'espoir de cette nouvelle génération européenne, sous couvert qu'elle soit trop caricaturale. Discutons autour de ce qui est erroné dans ces œuvres, mais prenons ce qui est bon. Et écoutons le chant d'Europe.

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