Contraindre la musique, aussi?
Le gouvernement a fait voter un décret le 7 aout 2017 afin de réduire les risques de dégâts auditifs dans les concerts, festivals et discothèques. Auparavant limité à 105 décibels, le volume sonore est désormais limité dans ces lieux à 103 décibels (la diminution est conséquente, puisque les décibels sont calculés sur une échelle logarithmique). A cela s'ajoute l'obligation pour ces lieux de créer des lieux de repos sonore dans lesquels le volume est limité à 80 décibels. A défaut de cela, ils seraient obligés de procéder à des moments de silence absolu, des « temps de repos sonores ». De plus, ce décret prévoit de renforcer la prévention autour des risques auditifs ainsi que d'obliger ces lieux à proposer gratuitement des bouchons diminuant la portée de la musique. C'est donc sous la justification d'une mesure de santé publique qu'ont été prises ces dispositions : effectivement, le volume sonore des concerts et discothèques tel qu'il est établi provoque des dégâts auditifs.
En octobre dernier, dans une tribune publiée dans Libération, plusieurs figures de la musique électronique et du monde de la culture ont demandé l'abolition de ce décret. Laurent Garnier, Jeff Mills, Jean-Michel Jarre et Jack Lang, entre autres, se sont fermement opposés à cette mesure qu'ils jugeaient répressive et comme une atteinte aux libertés. J'aimerais signifier que je suis entièrement d'accord avec eux et fermement opposé à ce décret. On pourrait trouver démesuré que je m'insurge contre une mesure qui finalement n'est pas si importante lorsqu'il y a d'autres problèmes à l'ordre du jour. Mais j'insiste, cette mesure est inscrite dans un mouvement de plus en plus large qui atteint à nos plaisirs les plus concrets, et c'est ce contre quoi j'aimerais ici exprimer mon désaccord profond.
Quel est le but recherché lorsque l'on assiste à un concert ? On parle bel et bien d'un divertissement. Un divertissement que l'on place entre les mains d'un artiste, qui décide à lui seul de son œuvre ; à laquelle on souscrit si on aime, mais qu'on évite si on n'aime pas. Ces divertissements, on les choisit, et l'artiste est constitutif de nos choix.
Car la musique est bien vectrice d'une force inarrêtable. Cette force du son est d'ailleurs intemporelle. On la retrouve durant l'Antiquité dans les chants du cœur dans les tragédies grecques, ou alors à la Renaissance dans la médecine astrologique de Ficin, où elle est censée attirer les bonnes influences astrales. Universellement, la musique transmet un sentiment unificateur, une euphorie, une entrée en transe, un relâchement des membres, une envie de danser et chanter, un oubli de ses préoccupations ! Dans une société qui véhicule l'astreinte à nos volontés et à nos plaisirs, la musique se révèle comme l'évasion absolue. Cette évasion est possible par ce potentiel physique qu'elle contient, qui nous pénètre et s'empare de nous. Et cette transe musicale peut se ressentir grâce à différents facteurs : la mélodie, le rythme, le chant mais aussi le volume sonore. Le volume sonore d'une musique isole l'individu de l'extérieur et ne limite sa perception auditive qu'à elle-même. Ainsi, lorsque divers musiciens signalent dans une tribune qu'avec cette perte d'intensité sonore, leur musique perd de leur force, il faut considérer cela comme une limite à leur liberté créatrice. Par ce type de mesure, on dépossède l'artiste d'une des qualités qui peut donner à son œuvre son sens. C'est en cela que ce décret est tout d'abord une insulte à la musique, et à l'art lui-même.
Face à cette liberté artistique se trouve malheureusement la légitime majorité. Les sondages montrent qu'une majorité des français irait plus souvent dans des concerts et discothèques si le volume y était baissé. A cela s'ajoute une espèce de mouvement moral, une orthodoxie musicale qui défend que la qualité sonore est supérieure lorsque le volume est diminué. On peut admettre cela. Mais rappelons-nous que c'est bien de l'œuvre d'un artiste dont il est question, et que cet artiste pourrait très bien diminuer le volume sonore si son œuvre était, par cette diminution, sublimée. Mais ces artistes font délibérément le choix d'augmenter le volume sonore. Il faut alors respecter leur choix. De plus, personne n'oblige personne à se rendre à des concerts. La seule obligation que l'on peut évoquer ici est amenée par ce décret restrictif atteignant la liberté des individus à savourer une œuvre sans la corrompre.
Mais en plus d'être répressive, cette mesure est contradictoire. Tout d'abord car les menaces pour notre santé sont inhérentes au monde dans lequel on vit : la pollution est nocive, les pesticides sont nocifs, les additifs alimentaires sont nocifs. Mais ces nocivités ne sont pourtant pas combattues avec autant de virulence que l'est l'intensité sonore, quand bien même on est plus souvent sujets à ces dangers qu'à l'exposition à cette intensité sonore. C'est-à-dire qu'au lieu de s'attaquer à ce qui est réellement nocif, on essaye de faire croire aux citoyens que l'Etat se soucie de leur santé, alors qu'il n'arrive à interdire que ce qui est un problème mineur. Pourquoi ne pas museler ces dangers comme on muselle la musique ? A cela s'ajoute le fait que la pollution, les pesticides et les additifs alimentaires ne sont pas choisis comme l'est la fréquentation d'une discothèque ou d'un concert. Ils sont imposés aux citoyens qui n'ont pas d'autres choix que de vivre dans une ville polluée et de se nourrir de produits industriels auxquels on les a rendus addicts, gavés de pesticides dangereux, et tout cela car ils n'ont pas le portefeuille assez rempli.
On a donc un système qui nous détruit et qui continuera à nous détruire si nous n'y changeons rien, et qui en plus de cela restreint la liberté d'échapper à sa dynamique incessante. C'est une restriction de notre liberté, cette liberté de dire « oui, je fais le choix d'abîmer mon audition » et d'en assumer les responsabilités. Cette société libérale est alors une société dans laquelle l'individu est dépossédé de sa capacité de responsabilité, notion pourtant essentielle au libre arbitre. Mais c'est également une abdication face à ce que Tocqueville appelait la « tyrannie de la majorité ». Cette majorité s'exprime en voulant un volume sonore inférieur dans les salles de concerts, et il faudrait prendre cela comme un critère absolu. Mais aujourd'hui, la majorité nous veut aussi beaux, sains, compétitifs, conformes aux canons et accepte toujours aussi peu la différence. Il est par exemple de plus en plus difficile d'assumer d'être gros car on aime manger et qu'on se fiche d'être healthy. Ce modèle-là ne permet pas la différence et le débat, tend à l'homogénéisation et à la fin de l'unique de chaque individu. Empêcher certains individus de se détruire l'ouïe car la majorité ne veut pas de ça est une réforme légitimant ce règne de l'uniforme, qu'il faut à mon sens éviter.
Ainsi, au lieu d'investir dans des établissements plus conformes à ce que veut la majorité, on a une censure de ceux qui aiment la sensation, même si celle-ci est minoritaire. Au lieu de renforcer la prévention, on interdit ce qui dépend de l'individu. Au lieu de favoriser la diversité des styles musicaux, on en censure certains en les dénaturant. Et pourtant, « Liberté, Egalité, Fraternité ». Alors que les deux dernières sont égarées, essayons au moins de sauvegarder la première.