Chefs de la mer

10/07/2018

Cette article est la traduction depuis l'espagnol de l'article "Chefs del mar", publié le 04/07/2018. 

Ces deux dernières années, j'ai pu profiter de deux repas extraordinaires. En 2016, j'ai fêté mes seize ans avec ma famille au restaurant pour lequel son chef Ángel León a récemment obtenu sa troisième étoile Michelin, Aponiente. Il est situé dans un ancien moulin de marées dans le port de Santa Maria, près de Cadiz.

Il y a un mois, ma grand-mère Nicole m'a invité au Petit Nice, le restaurant du chef provençal Gérald Passédat, qui repris les cuisines de l'hôtel de luxe de son père, situé sur le bord de la Méditerranée à Marseille, pour le hisser dans la ligue des trois étoiles Michelin.

Ces deux restaurants ont une obsession commune : une passion radicale pour la mer. Chaque plat sortant de leurs cuisines cherche à sublimer un poisson alors qu'aucune viande n'est à la carte. Ils embrassent tous deux une cuisine de l'innovation, du risque : Gérald Passédat, lorsqu'il hérita de la cuisine de son père, décida d'abandonner la cuisine traditionnelle et rénova son style, tandis qu'Ángel León fit un investissement risqué dans l'achat et la rénovation d'un ancien moulin de marées, dans lequel il a installé ses nouveaux locaux. Et s'ils ont pris ces risques, c'est pour faire de la mer leur champ de récolte, leur terrain de chasse et leur source d'inspiration.

Ángel León, la mer comme cuisine
Ángel León, la mer comme cuisine

Ángel León se nomme lui-même « chef del mar » (chef de la mer en espagnol), surnom aujourd'hui connu dans la bulle gastronomique. Mais c'est un surnom qui siérait également à l'expérimenté Gérald Passédat. Mais qu'est-ce qu'être un chef del mar ?

Passédat et León se sont toujours engagés dans la préservation de l'écosystème qui les entourent. Le Petit Nice se trouve au bord de la Méditerranée, Aponiente juste au-dessus de l'océan Atlantique. Ces deux étendues maritimes sont menacées par la surexploitation d'espèces comme le thon rouge (désormais protégé par les régulations européennes), le loup, le rouget, la lotte noire et le merlan bleu.

Lorsqu'il décida de reprendre la cuisine de son père, Passédat se tourna vers une cuisine issue des seuls produits que son écosystème, la Méditerranée marseillaise, pouvait lui fournir. Cette « culture du peu » pour laquelle il opta le fit diversifier les produits marins travaillés, devant ainsi donner le même traitement à des poissons « royaux » comme le loup qu'à des poissons « modestes » méconnus, ou à des poissons de roche. Il a toujours été convaincu que tous les poissons étaient « royaux », à condition de les cuisiner dans le respect absolu du produit, c'est-à-dire de ce qui est pour lui « l'essentiel ». De plus, il tient à cuisiner des plats sains, faibles en matières grasses, afin de les rendre digestibles et de prendre soin de la santé de ses clients.

Le Petit Nice, à Marseille
Le Petit Nice, à Marseille

L'engagement d'Ángel León est encore plus actif. C'est lors de son investissement dans le moulin de marées qu'il entreprit de travailler avec l'association Salineros, qui regroupe les producteurs régionaux de sel, afin de recréer des zones de récolte de fleur de sel de haute qualité dans la région de Cadiz, tout en repeuplant et en enrichissant la biodiversité de la lagune. D'autre part, León se place en promoteur de techniques innovatrices : il a été un des premiers à cuisiner le phytoplancton, la branche végétale du plancton qui par sa grande concentration en protéines pourrait devenir une des alternatives à la consommation massive de viande. De plus, il participe à la tâche d'information et de sensibilisation autour de l'alimentation et de la biodiversité auprès des nouvelles générations par l'organisation de visites scolaires dans son moulin de marées.

Ángel León et son moulin de marées
Ángel León et son moulin de marées

En plus d'un travail gastronomique exceptionnel, les deux restaurants ne nous ont pas seulement offert un simple repas, mais une expérience synesthétique amalgamant nos sensations pour une plongée dans les entrailles de la mer. Le Petit Nice se trouve au bord de la mer, éloigné de l'agitation marseillaise, mais face au Château d'If, la fameuse prison insulaire du Comte de Monte-Cristo. Il est donc possible de prendre l'apéritif et de déjeuner sur la terrasse, juste au-dessus de l'eau, ajoutant à l'aspect gustatif une expérience visuelle, auditive et olfactive de la mer.

La vue depuis la salle du Petit Nice
La vue depuis la salle du Petit Nice

L'accès à Aponiente se fait par une cour intérieure dans laquelle est installé un jardin de sel, qui par sa blancheur absolue initie à l'expérience maritime à venir. Une fois dans la salle, on peut entrevoir le paysage qui entoure le moulin de marées par des fenêtres rondes, pareilles à des hublots. On vit donc dans les deux cas une expérience qui vient capturer tous nos sens, que ce soit par le paysage, par l'odeur iodée et par la cadence des vagues, dans la seule attente du goût.

L'entrée d'Aponiente et son jardin de sel
L'entrée d'Aponiente et son jardin de sel

Le plat le plus représentatif de cette immersion maritime est sans aucun doute un plat traditionnel, une préparation que les deux chefs mijotent à leur façon : le fumet de poissons. Passédat le réalise à base de quinze poissons de roche. León l'élabore à partir d'une infusion de crevettes et de poissons séchés et fumés. La couleur des deux bouillons est similaire, d'un ton jaune qui tend vers l'orangé. Leurs saveurs sont pénétrantes : la grande quantité de sel naturel leur accorde beaucoup d'umami, et le liquide rappelle le jus robuste que l'on peut déguster dans les araignées de mer. Mais les deux chefs permettent au client de le personnaliser : Passédat propose plusieurs sachets d'infusion à ajouter dans le bouillon, qui contiennent un mélange de congre séché et d'une herbe aromatique au choix (romarin, thym ou sauge). J'ai choisi le romarin (ma madeleine de Proust, qui me rappelle l'arôme qui flotte dans les monts près de mon village dans le Rincon d'Ademuz en Espagne, ainsi que la touche aromatique finale que l'on donne à la paella), et j'ai été allègrement surpris par l'alliance réussie entre le goût de poisson et une herbe aromatique robuste que j'associe plus facilement à la viande. La touche de personnalisation d'Ángel León était plus exotique, proposant des sachets d'infusion par pays (Maroc, Japon, Inde, etc.). Nous choisîmes le Maroc pour la proximité géographique entre Cadix et le Rif, et le bouillon nous transporta instantanément à la médina de Tanger. Mémorable.

Cette capacité à sublimer un plat du quotidien témoigne de leur volonté de rendre hommage à la tradition gastronomique par l'usage de produits locaux de grande qualité. Par exmple, Passédat sert son Loup Lucie Passédat : ce poisson cuit avec des graines de fenouil à basse température est servi dans un bain d'huile truffée, de tomate et de basilic. Rien d'avant-gardiste, mais un respect des produits absolu : la chair du loup aromatisée par le fenouil est juteuse, regorgée d'huile truffée et développe en bouche une syntonie de saveurs sans jamais ignorer la finesse du poisson, la force de la truffe provençale ainsi que la touche italienne qu'amène le classique mariage entre tomate et basilic.

Le Loup Lucie Passédat
Le Loup Lucie Passédat

León se nourrit aussi de tradition sans se priver d'exotisme. Un des plats les plus surprenants de son menu est son Huitre Café de Paris, une huître servie dans la classique sauce Café de Paris, inventée à Genève dans les années 1940. Tout l'intérêt du plat réside dans l'harmonie des saveurs et textures entre la sauce et l'huître. Effectivement, la sauce est riche puisqu'elle contient entre autres de la moutarde, des cornichons, des anchois, de la crème, de l'ail, du persil, du thym, du curry, de la marjolaine, etc. Il est également probable qu'il y ajoute du phytoplancton, dont la couleur vert foncé de la sauce -d'habitude plus claire- serait un effey. Il ne conviendrait donc pas d'accompagner une huître fine et iodée d'une sauce si forte. C'est pourquoi le chef choisit une variété plus charnue et épaisse, moins délicate, dont la spongiosité permet d'absorber la sauce et finalement relâcher en bouche une surprenante explosion aromatique.

Huître Café de Paris
Huître Café de Paris

Une autre des caractéristiques des deux chefs est de profiter de la diversité et de la dose d'inconnu que peuvent procurer les territoires marins, en comparaison avec la viande terrestre, dont les techniques de préparation sont plus connues.  

Les deux chefs servent donc des ingrédients plutôt inattendus et parfois même inconnus. C'est le cas de L'anémone marine, un plat central dans le menu de Gérald Passédat. Je connaissais des anémones leurs caractéristiques allergènes et leurs techniques de chasse à base d'injections venimeuses. Mais certaines sont comestibles, et Passédat les prépare de différentes manières : en beignets de farine avec des chips d'algues ou même en quenelle baignée dans une crème de cresson, servie avec un peu de caviar. Nous pûmes donc apprécier son goût plutôt neutre et sa texture particulière et gélatineuse.

Beignets d'anémone de mer à la farine de riz avec chips d'algue
Beignets d'anémone de mer à la farine de riz avec chips d'algue

Quant à lui, Angel León est le premier chef étoilé qui sert du plancton, et plus spécifiquement du phytoplancton, la branche végétale du plancton responsable de la production de quatre-vingt-dix pour cent de l'oxygène atmosphérique. Sa couleur est d'un vert foncé et son goût est spécial, un mélange agréable entre un arôme végétal et un umami marin (étant donnée sa concentration protéique). Le chef s'en sert pour enrichir ses bouillons et colorer ses sauces : son dernier menu, que je n'ai pas dégusté, contenait un riz marin totalement vert cuit dans un bouillon de poisson débordant de plancton. Le boulanger d'Aponiente s'en sert également pour donner de la couleur à ses rolls servis au long du repas, donnant ainsi un ton vert étincelant à ses pains qui encouragent à se resservir.

Riz crémeux au placton d'Aponiente
Riz crémeux au placton d'Aponiente

Ce jeu visuel n'est pas le seul qu'ait élaboré le chef espagnol. Vers la moitié du repas et sans aucune explication nous furent amenés des petites bouchées semblables à des éclairs, donnant l'impression d'inaugurer les desserts. Déjà ? Non, ces petits beignets remplis d'une crème obscure et garnis d'un glaçage jaune étaient en fait des beignets à la seiche dans son encre avec de l'aïoli crémeux en garniture. Ce mélange typique de la gastronomie espagnole nous remplit de plaisir par sa densité et l'équilibre de ses saveurs.

Mais le summum des illusions gastronomiques et visuelles de León est son élaboration de charcuteries marines. Il a par exemple inventé une soubressade à base de maquereau (dont la richesse en oméga 3 apporte la touche huileuse nécessaire à la préparation), d'un excellent paprika doux, d'ail et d'huile d'olive, qui égale les meilleurs produits porcins de Majorque. Après cela vint le jambon de thon, qui renforça notre incrédulité. Connaissant la mojama, cette préparation typique d'Andalousie à base de thon séché, très salée et pâteuse, je pensais que le produit de León allait y ressembler. Mais par mystère, ce jambon de thon était bien plus proche du jambon serrano : sa texture était ferme, il était assez séché et gras. Et si l'on voulait poursuivre dans la similitude possible entre les saveurs de viandes et de poissons, je devrais m'attarder sur la peau de murène frite, dont le goût rappelait très étrangement les cortezas de cerdo (parties grasses du porc frites, typique de certaines zones d'Espagne).

Les charcuteries marines d'Ángel León
Les charcuteries marines d'Ángel León

Après de telles expériences marines, les desserts auraient pu paraître de simples formalités. Ils furent plus élaborés au Petit Nice, avec des mélanges incroyables de cacao, fruits de la passion et curcuma. Mais le mérite de l'originalité revient à Aponiente, qui nous servit en dessert L'œil de poisson : dans un plat imitant le squelette d'un poisson de profil se trouvait au niveau de l'œil une sphère transparente avec une tâche noire à l'intérieur. A table, nous nous regardâmes, surpris et un peu dégoûtés. Je fus le premier à mettre cette boule dans la bouche, et sa saveur me rassura, puisque le liquide contenu dans l'œil supposé était un jus de pomme et de céleri destiné à nettoyer le palais de la forte saveur de poisson qui l'envahissait, afin de nous préparer au sucré. Jusqu'à la fin, nous fûmes surpris.

L'œil de poisson d'Aponiente
L'œil de poisson d'Aponiente


Au long d'un repas bien plus long et opulent, León nous attira vers des profondeurs inespérées, afin de nous faire découvrir des saveurs incroyables, puissantes par leur rareté comme par leur dissonance. Passédat domine la diversité des poissons qu'il sert et les améliore par des mariages plus neutres (herbes aromatiques, thés, infusions d'algues) tout en respectant le produit, nous faisant découvrir la diversité de son terroir, mais sans dépasser l'imaginable et nous confronter à la ténacité de la mer comme le fit León.

En espagnol, la mer s'écrit "el mar". Pourtant, dans son roman Le vieux et la Mer, Ernest Hemingway écrit : "Il pensait à la mer comme « la mar », le nom que lui donnent en espagnol les gens qui l'aiment". C'est comme ça que l'appelle Ángel León, et c'est sûrement comme ça que l'appellerait Gérald Passédat s'il parlait espagnol.

Etre un chef del mar, c'est aimer la mer. C'est être un chef de la mar


©César Casino, traduit de l'espagnol par César Casino

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