Appeler un chat un chat

20/04/2018

Cet article est la traduction française de l'article initialement publié en espagnol, "A las cosas por su nombre".

Barcelone, février 1976. Après la mort de Franco, le mot Transition est sur toutes les bouches. Plusieurs manifestations réunissent des centaines de milliers de catalans autour de trois mots, un apophtegme inépuisable : « Liberté, Amnistie, Statuts d'autonomie ! ». Récupérer les libertés fondamentales, réconcilier les deux Espagne(s) de la guerre civile, rendre l'autonomie à un peuple spécial. Un projet ambitieux.

Malgré les difficultés, l'Espagne devient une démocratie solide de la communauté européenne. Ce qui paraissait une impasse en 1976 aboutit sur une Constitution démocratique en 1978 et une autonomie retrouvée en 1979. Disposés à négocier et pleins de bonne volonté, les catalans participent au processus de transition qui rend à l'Espagne sa dignité.

En cette année 2018, au quarantième anniversaire de la Constitution, la Catalogne est encore en train de subir les conséquences du proces, cette insurrection juridique -mais non dépourvue de violence- qui a causé le plus de difficultés à l'Etat espagnol depuis ce lointain 18 juillet 1936.

Comment donner un sens au fait qu'une société qui approuva a 90,46% la Constitution de 1978 finisse par expérimenter une tentative de sécession vis-à-vis de l'Espagne, mise en place par un gouvernement régional légitimement élu ? Deux axes s'imposent à cet examen.

La première analyse est assez simple et repose sur des chiffres. Il faut reconnaître qu'aujourd'hui, le nationalisme est fort en Catalogne. Mais en 2015, le président de la Generalitat Artur Mas et son parti sont submergés par les accusations et condamnations pour corruption, qu'ils comptent bien faire oublier. Un an après le pseudo-référendum illégal de 2014, Mas convoque des élections régionales, les transformant en plébiscite pour l'indépendance ou non de la Catalogne. La défaite est cuisante : les partis indépendantistes n'obtiennent que 39% des voix. Et en 2017, de nouvelles élections sont convoquées après l'activation de l'article 155 de la Constitution espagnole, en réaction au deuxième pseudo-référendum illégal du 1er octobre. Les partis indépendantistes concentrent 47% des voix. Deux scrutins transformés en plébiscites, deux défaites du nationalisme sécessionniste. Le pseudo-référendum illégal du 1er octobre n'était pas légitime et les résultats ne justifient en aucun cas la poursuite de cette mascarade qui plonge la Catalogne dans une telle situation politique. La stratégie du nationalisme est une trahison envers son propre peuple et un mépris profond pour la démocratie et la recherche du bien commun.

La seconde analyse est plus compliquée et nous amène à des horizons historiques, politiques et philosophiques. Mais la fin et les moyens, la pratique comme la théorie, sont méprisables. Les artisans du nationalisme catalan menèrent une politique d'endoctrinement cachée, et récoltèrent les graines semées à un moment décisif : la grande récession économique de 2009-2010. La Catalogne fut une des régions les plus touchées par la crise, le chômage et l'inflation, amenant la Generalitat d'Artur Mas à imposer la politique d'austérité la plus dure d'Espagne, avec des coupes budgétaires de près de 26% dans divers secteurs du service public. Cette crise économique généra un désespoir dans la société catalane, que les dirigeants nationalistes, qui en étaient en partie responsables, renforcèrent en tenant un discours fallacieux anti-Espagne. Le ferment nationaliste, qui n'avait pas convaincu la société auparavant, se présenta comme un remède miraculeux. Et les dirigeants nationalistes se lancèrent dans l'aventure du proces soutenus par une partie de la population désemparée et prête à croire en tout. Mais tout cela fut possible grâce à un travail de fond pervers et secret que je vais expliquer.

Le nationalisme est une idéologie difficile à défendre aujourd'hui. Lors des processus de décolonisation, il es nécessaire pour les valeurs de liberté et d'émancipation qu'il porte. Mais dans une démocratie consolidée, la théorie nationaliste devient une putréfaction égoïste, xénophobe et raciste. «L' Espagne nous vole » n'est que le slogan d'un nouvel égoïsme économique, contraire à tous les principes essentiels de répartition des richesses et de justice sociale. On y retrouve aussi le racisme et la xénophobie. N'était-ce pas Jordi Pujol, président nationaliste de la Catalogne durant 23 ans, qui écrivait en 1958 que « l'homme andalou n'est pas un homme cohérent, c'est un homme anarchique. C'est un homme détruit [...] c'est, généralement, un homme peu construit, un homme qui meurt de faim depuis cent ans et qui vit dans un état d'ignorance et de misère culturelle, mentale et spirituelle. C'est un homme déraciné, incapable d'avoir un sens minimal de la communauté. Il donne parfois des preuves d'excellents sentiments humains, mais il constitue sans doute l'homme avec le moins de valeur sociale et spirituelle d'Espagne. Je l'ai déjà écrit : c'est un homme détruit et anarchique. S'il arrivait à être majoritaire en nombre sans avoir dépassé sa propre étrangeté, il détruirait la Catalogne. Il y introduirait son esprit anarchique et misérable, c'est-à-dire son absence d'esprit. » ?

Bien sûr, ce racisme pourrait n'être qu'un cas isolé, une simple erreur de jeunesse. Mais au moins, Jordi Pujol partagerait ce type de dérapages avec son successeur Artur Mas, qui déclarait en 2011 « je ne vais pas vous parler de Séville, de Malaga, de La Corogne, etc., parce qu'ils parlent espagnol là-bas, certes, mais il y en a beaucoup qu'on ne comprend pas ». Ce qui est différent est inférieur.

L'importance de la crise de conscience vécue en Catalogne à cause de la crise économique transparait dans le soutien que reçoivent ces individus qui ne se cachent pas de leurs convictions. Mais on ne peut pas accuser leur électorat sans présenter les mécanismes idéologiques et sociaux qui l'entourent.

Le peuple catalan fut le plus engagé dans la régénération démocratique de l'Espagne après Franco. Une fois cette démocratie installée, malgré le fait que moins de 20% des catalans soient favorables à l'indépendance, la Generalitat nationaliste a mis en place une politique d'endoctrinement. Le meilleur exemple de cela est la « Stratégie 2000 », le programme conçu par Jordi Pujol en 1990 pour renforcer l'appartenance catalane dans la société. Entre autres idées, le texte proposait « une divulgation de l'histoire et du fait national catalan », « favoriser le sentiment national catalan des professeurs, parents et étudiants », « établir des accords avec les maisons d'édition pour l'élaboration et la diffusion [de manuels d'histoire sur le fait national catalan], avec des subventions si nécessaire », « stimuler le sentiment national catalan des étudiants et professeurs, promouvoir l'utilisation de la langue catalane dans tous les secteurs de la vie académique et de la recherche », « introduire des personnes nationalistes, d'un grand professionnalisme et de bonne qualification, parmi les secteurs clé des médias », « garantir l'utilisation du catalan sur toutes les vitrines, panneaux publicitaires, affiches, publicités et documentation commerciale », « promouvoir des organisations patronales, économiques et syndicales catalanes » et « que l'Administration s'identifie [...] avec les valeurs nationales ».

L'establishment intellectuel français avait critiqué et méprisé François Fillon lors de la campagne électorale de 2017 car il voulait présenter une vision édulcorée de l'histoire française qui puisse renforcer le patriotisme de la jeunesse. Que penserait-il de ça ? Ce noyautage et cette propagande par le catalanisme n'est pas digne d'un territoire qui aspire à la démocratie. Ces stratégies semblent plus inspirées de la tactique du salami stalinienne que d'autre chose. Voilà qui est dit.


L'Etat espagnol, que ce soit lors des mandats socialistes ou populaires, a laissé s'infiltrer le venin dans la société catalane. Dorénavant, il se retrouve face à des dirigeants nationalistes ambitieux et soucieux de faire oublier les nombreuses enquêtes et condamnations pour corruption qui pèsent sur leur parti. Ils ont tenté un coup d'Etat juridique, s'appuyant sur une masse qui s'est laissée persuader par des arguments fallacieux. La crise économique et l'austérité ont converti une partie de la société à un nationalisme dans lequel ils baignaient, sans le savoir, depuis tout petits. Le nationalisme est devenu le vote de la dernière chance.

Car il n'y a pas d'excuses. Le statut d'autonomie obtenu en 1979 et les garanties démocratiques de la Constitution de 1978 ont donné à la Catalogne des privilèges légitimes, auxquels elle n'avait jamais goûté auparavant. Il faut en être fier. Mais maintenant, le nationalisme présente la Catalogne en nation opprimée en s'appuyant sur des arguments trompeurs : "l'Etat espagnol est le seul responsable de la politique d'austérité" ou "le Tribunal Constitutionnel espagnol a réprimé la nation catalane en 2010" en invalidant pour inconstitutionnalité le nouveau statut d'autonomie de la Catalogne. À la vue de la trahison à la démocratie espagnole menée par la Generalitat, ces arguments perdent en légitimité. Et maintenant, il faut supporter le mépris et les insultes d'individus qui qualifient l'Espagne de répressive, de fasciste et de franquiste ! Cette honteuse manipulation de l'histoire et cette falsification de la vérité contribuent à défendre cette cynique mise en scène démocratique.

Le nationalisme catalan est idéologiquement nocif et diffuse des mensonges indignes, renforcé par la crédulité et le manque d'esprit critique d'un électorat rudement touché par la crise économique. Il s'appuie sur des méthodes antidémocratiques, qui en plus de fragiliser la démocratie espagnole, retiennent en otage plus de la moitié de la société catalane. La société basque a vécu de pires moments lorsque l'ETA perpétrait des attentats à tout bout de champ. Les morts se sont succédé, les larmes ont coulé, la peur s'est diffusée. Mais la jeune démocratie espagnole n'a pas cédé. Elle ne capitulera pas face à cette nouvelle imposture.

Dans son essai Espagne invertébrée, le philosophe Ortega y Gasset expliquait dans la première partie du XXème siècle l'apparition des nationalismes catalan et basque par l'absence de projet commun de l'Espagne. L'histoire lui a donné raison. La Transition espagnole a concentré la volonté de toutes les forces politiques catalanes : Jordi Pujol fut un des piliers de la démocratie espagnole. Ce projet commun et démocratique aspira tout. Aujourd'hui frappe la crise, alors que l'immobilisme des dirigeants espagnols génère la frustration chez les citoyens catalans et espagnols. Renait donc cet « appel de la tribu », comme l'écrirait Vargas Llosa, ces sentiments mortifères qui disloquent une société.

Chers dirigeants, lisez Don Ortega. Il faut donner à la Catalogne, avec l'Espagne, un nouveau projet commun ambitieux.

©César Casino

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