Analyse : La satire sociale dans Parasite, de Bong Joon-ho
Parasite est le dernier long-métrage du cinéaste sud-coréen Bong Joon-ho, primé d'une Palme d'or au Festival de Cannes de 2019. Sorti en salles le 21 mai, ce thriller raconte les manigances d'une famille sud-coréenne pour s'extraire de la précarité, et s'impose comme une passionnante satire sociale à la morale plutôt hétérodoxe.
Tout commence lorsque Ki-Woo, fils cadet d'une famille coréenne pauvre, est recommandé par son ami pour donner des cours d'anglais à la fille aînée des Park, famille bourgeoise installée dans une maison luxueuse. Un titre universitaire falsifié et un entretien d'embauche plus tard, Ki-Woo obtient l'emploi et devient professeur particulier. Désireuse de sortir du chômage, la famille va mettre en place différents stratagèmes, tous plus malhonnêtes les uns que les autres, pour se mettre au service de la famille Park. En abusant de leur crédulité, ils vont faire renvoyer le chauffeur et la maîtresse de maison, remplacés respectivement par le père, Ki-Taek, et par la mère, Chung-Sook, et inventer un parcours académique brillant à la sœur, Ki-Jung, pour qu'elle devienne la professeure de dessin du cadet de la famille. Finalement, la famille parvient à être au complet sous le toit des Park, et ce sans que ces derniers soupçonnent un quelconque lien de parenté. Mais la situation s'enlise lorsque les Park partent en vacances : durant leur absence, la famille s'installe quelques jours dans la maison et abuse de son confort. Lorsque l'ancienne domestique revient et découvre la supercherie, elle menace de les dénoncer auprès des Park. S'ensuit une lutte aux conséquences tragiques...
Tout, dans le long-métrage de Bong Joon-ho, a un goût de lutte des classes. La dichotomie sociale y est omniprésente, notamment dans l'utilisation de l'espace. Le film débute par un plan sur des chaussettes étendues qui introduit l'appartement de la famille de Ki-Woo. La modeste pièce qui leur sert d'habitation est située au sous-sol, dans un quartier populaire d'une grande ville sud-coréenne. Par la seule fenêtre à hauteur du trottoir, ils reçoivent de la lumière, mais ont aussi une vue impudique sur les ivrognes qui urinent dans la rue. En contraste avec ce cadre, l'autre espace fondamental du film est la maison spacieuse de la famille Park. Située en hauteur de la ville, elle rappelle cette hiérarchie sociale si prégnante à l'urbanisme. Lorsque Ki-Woo s'y rend pour la première fois, la caméra s'attarde longuement sur leur jardin, très entretenu, dans un mouvement circulaire enivrant. Comme nous le rappelle constamment la domestique, les plans de la maison ont été conçus par un prestigieux architecte. La symétrie et la propreté sont presque dérangeantes.
Bong Joon-ho oppose ainsi deux espaces, autant dans leur localisation que dans leur luxe. Le cadre de son film rappellerait presque L'argent de la vieille (1972), comédie sociale du maître italien Luigi Comencini. Ce film raconte des parties de cartes organisées par une milliardaire américaine dans sa villa romaine, auxquelles elle invite les habitants du bidonville voisin. Comencini, beaucoup plus marxiste -donc binaire et caricatural-, marque encore mieux la ségrégation sociale et spatiale : la villa de la milliardaire se trouve sur une colline qui surplombe de près le bidonville, dans un rapport presque vassalique. Le paradoxe entre ces deux endroits, si proches et pourtant si opposés, vient comme dans Parasite marquer l'indécence des écarts de richesses.
Bong Joon-ho s'attarde également sur les défauts propres à chaque classe sociale. Chez les pauvres, une irresponsabilité et un sentiment qu'ils sont exempts de toute considération à l'égard des riches, pour la seule raison de l'être. Quant aux riches, Bong Joon-ho tente de les démasquer, en allant au-delà de la candeur et de l'empathie premières qu'ils peuvent dégager. Car même si la famille Park se montre à la fois gentille, souriante et compréhensive, elle fait aussi preuve de mépris de classe. Là, c'est l'odeur qui est choisie par le cinéaste comme facteur de distinction : l'odeur qui émane du pauvre et qui gêne le riche. Et loin d'être un simple détail, l'odeur finit par prendre une place importante dans son long-métrage.
Mais bien que son film ne cache en aucun cas la cruauté des inégalités -la scène des inondations le montre dans son aspect le plus cru- Bong Joon-ho ne plonge pas pour autant dans le manichéisme, et s'appuie sur un scénario à la morale complexe. Au point même que l'on peut penser que l'essence de la critique portée par son film s'adresse à ces classes populaires.
Une séquence illustre particulièrement l'ambigüité du positionnement de Bong Joon-ho. Lors de la fête d'anniversaire du cadet de la famille Park, auquel il est invité, Ki-Woo discute avec Ki-Sung, fille aînée de la famille Park, dont il s'est épris lors des cours particuliers qu'il lui donne. Regardant les autres invités, tous sur leur trente et un, il demande à Ki-Sung si elle trouve qu'il est ici à sa place, mettant en évidence la barrière sociale qu'il ressent. Pourtant, une question se pose : quelle est la barrière que ressent réellement Ki-Woo ?
On pourrait tomber dans un raisonnement simpliste, et dire que ce sont les inégalités sociales qu'il ressent comme un fardeau. Mais n'est-ce pas plutôt le jeu auquel il a joué qui l'isole ? Comment prétendre trouver une place parmi les Park et mener une relation sincère avec Ki-Sung alors qu'il l'a trompée sur son identité dès le début de leur relation ? C'est là que se situe tout l'intérêt de la satire sociale de Bong Joon-ho : alors qu'il pourrait se complaire dans une critique purement binaire, il préfère mettre en scène une situation plus compliquée, dans laquelle c'est bien l'hypocrisie de Ki-Woo qui est mise en cause, plutôt qu'un mépris de classe exercé par les riches. Car si l'on y réfléchit bien, le jeune homme est invité à la fête des Park et aimé par Ki-Sung comme son égal. Les Park ne font en aucun cas preuve de mauvaise volonté ou de condescendance : au point où l'on pourrait dire qu'ils l'ont même intégré à leur cercle. C'est plutôt Ki-Woo qui fait preuve de mauvaise foi, et ressent profondément l'erreur commise.
Une autre critique portée par Bong Joon-ho est le manque d'union et de solidarité entre les membres des classes populaires. La preuve la plus frappante est l'absence de morale dans la manière dont la famille de Ki-Woo dérobe à d'autres travailleurs leur emploi. La scène qui montre la lutte physique entre l'ancienne domestique et son mari face à la famille de Ki-Woo s'impose comme le paroxysme de cette désunion. Cette séquence au rythme affolant pousse la violence sociale à son summum, montrant au spectateur la triste réalité de classes populaires trop centrées sur une réussite aux dépens des autres, plutôt que par le mérite.
La satire du cinéaste coréen vise également à critiquer le manque d'honnêteté dans la quête d'une ascension sociale. Dans son film, les classes populaires blâment les riches, car elles supposent que leur enrichissement est par essence malhonnête. Pourtant, ces classes populaires font preuve d'incohérence, puisqu'elles utilisent ce présupposé pour justifier leur manque d'éthique. Et tout le long-métrage montre le talent gâché d'une famille pleine d'ingéniosité, mais incapable de la porter dans quelconque activité honnête. Ainsi, tout porte à croire que Bong Joon-ho est convaincu de la possibilité d'une élévation sociale par le travail bien fait, et nie la viabilité de la rancœur et du mensonge comme moyens de s'extraire de la pauvreté. En cela, la scène finale, qui oscille un moment entre illusion et réalité, montre l'importance de la moralité et du sacrifice dans la quête de réussite.
Ainsi, Bong Joon-ho hisse une fois de plus le thriller sud-coréen au sommet. Après Memories of Murder et Sea Fog : Les clandestins, deux de ses merveilles aux histoires passionnantes, le maître coréen nous rappelle sa maîtrise incisive du scénario, et nous offre un récit aux personnages toujours plus picaresques, sans toutefois nous ennuyer d'une morale banale. Le cinéma de Bong Joon-ho porte un regard froid sur la société, et n'hésite pas à sermonner qui le mérite : de quoi obtenir une Palme d'Or, sans doute.
© César Casino Capian