L'Horreur, et rien d'autre

09/02/2018

Pieles (Peaux) est un film espagnol sorti en 2017, produit par Alex de la Iglesia (le pape du ciné trash espagnol) et réalisé par le jeune Eduardo Casanova. Plein d'audace, c'est un film captivant et déroutant, qui questionne et blesse.

En surfant entre les propositions de Netflix, je me suis lancé dans un pari. Initialement, j'envisageais un Scorsese. Mais non, Scorsese, c'était bien trop facile. Il me fallait une nouveauté, un ovni en quelque sorte. Et voilà que je tombe sur ce film, qui m'est vendu dans la description comme la mise en scène d'humains déformés avec plein d'humour noir. Et tout ça « made in Spain ». Bon, le film est loin de se résumer à ça, mais c'était assez pour me convaincre.

En misant dessus, j'ai compris ce qu'était un pari, puisque ce film en est véritablement un. Dans un intervalle d'une heure et quinze minutes, le réalisateur arrive à concentrer les aventures quotidiennes (mais assez extraordinaires) d'une petite dizaine de personnages plutôt particuliers : une femme avec un anus à la place de la bouche, une naine maquerelle, une prostituée sans yeux, un brulé vif en phase de cicatrisation, un pédophile et même un adolescent mal dans sa peau et désirant se mutiler les jambes afin de devenir une sirène. Et tous ces personnages, il les combine comme dans une structure ressemblant à une succession de courts-métrages, où leurs chemins se croisent. A cela, Casanova ajoute une esthétique travaillée bien kitsch qui s'illustre par l'envahissement du rose bonbon, mais sans la noirceur des néons des films de Winding Refn. Du kitsch assumé et laid, comme une chambre de jeune fille couverte de posters Barbie. 

Le pari est réussi : on accroche, notamment grâce à une scène d'ouverture grandiose qui éveille la curiosité et le malaise comme aucune autre. Le film suscite beaucoup d'empathie. Parfois, elle est pleine de sincérité, comme la profonde souffrance que l'on ressentirait devant les humiliations du personnage d'Elephant Man de Lynch. Mais souvent, elle est teinte d'ironie et de sarcasme, notamment pour les personnages les plus exagérés et que le réalisateur ridiculise le plus, à grands coups de kitsch et de situations assez échevelées : voilà le fameux humour noir - et même scatologique - dont parlait la description Netflix.

Mais la dimension dramatique du film est tout de même inévitable. Tout d'abord, l'engagement total des comédiens (notamment en assumant une nudité totale qui est rare) fait pénétrer le spectateur dans une contemplation de ce qui est réellement le thème de l'œuvre : la peau. La peau, que l'on voit par la nudité, une nudité contraire aux canons. Dans ce film, le marginal est exploité, et non pas pour le sublimer et le rendre « humain », mais bien pour le montrer comme il est réellement. La marginalité physique s'illustre par l'obésité, par l'absence des yeux ou par la taille. Mais la marginalité psychologique et personnelle l'est aussi : on pense notamment au personnage pédophile, que le réalisateur met bien en scène dans une chambre avec une petite fille de onze ans ; ou bien au trentenaire exclu de chez lui par sa mère qui refuse que son fils ait un goût prononcé pour les femmes difformes. Le regard que la caméra porte sur eux est soutenu : il n'y a que le laid qui soit exploré. On en voit l'exemple par la manière dont est filmée la prostituée aveugle : alors que celle-ci a un corps sublime, la caméra semble vouloir se concentrer sur son visage, sur sa difformité, oubliant la beauté qui concerne pourtant quatre vingt pour cent de son corps. 

Ces « monstres » vivent bien un enfermement. L'enfermement auquel astreint la société  et un enfermement naturel : l'enfermement des limites du corps, l'enfermement par la peau. Ainsi, on ne sait pas si la prostituée, retenue de force dans sa maison close, a des yeux ou pas : mais en tout cas, si elle en a, ils sont comme piégés sous sa peau. Le film pose donc  la question : cet enfermement est-il naturel? Ne découle-t-il que de nos limites définitionnelles? Ou bien est-il artificiel, provenant de la société? La frontière semble fine entre ces deux possibilités...

Face à cette prison épidermique naturelle, le toucher. Le toucher enferme toute la dimension érotique du film : effectivement, même si l'œuvre est très crue, les scènes de sexe ne sont qu'implicites. On n'entend que les caresses, les frottements, l'humidité des sexes, sans aucune explicitation visuelle. Ce toucher aveugle parait être celui qui permet d'explorer l'intériorité. Les sensations ne s'extériorisent plus : elles s'intériorisent, et le toucher permet d'initier le mouvement qui chercherait à transpercer la peau, pour échapper aux apparences. C'est la raison pour laquelle la prostituée aveugle, payée à se faire toucher, cherche à toucher, alors que ses clients ne laissent pas qu'on les touche : toucher lui permet de voir et de comprendre. Toucher lui permet de ressentir.

Avec beaucoup de tendresse, Casanova présente des individus libres, qui ne transgressent pas leurs différences en les assumant frontalement dans une attitude rebelle, ce qui serait bien trop simpliste et dichotomique. Certains de ses personnages assument leur marginalité et vont de l'avant ; d'autres se résignent face à leur maladie ; beaucoup vont dans le sens de la société et en suivent les canons. Le metteur en scène ne tombe pas dans le piège de la critique frontale de l'individualité en conflit avec la société : la société devient une composante avec laquelle il faut traiter, en la refusant ou en l'acceptant. Mais le constat est présent tout au long du film : il est dur d'y échapper.

La souffrance est là, bien que teintée d'humour. Mais lors du visionnage, face à lui-même, le spectateur souffre. Car oui, les personnages sont laids, voire insupportables. L'acceptation de la différence et de la singularité est impossible. On a envie de s'en aller, de dévier le regard. On se sent méchant, comme l'est la femme obèse elle-même complexée par son physique mais qui malgré tout se moque des autres singularités. La dissonance entre la pureté du rose kitsch et ce qui semble inhumain est bien trop frappante. 

Durant la scène d'ouverture, dans un environnement rose, a lieu cette conversation, liminaire de l'horreur à venir: 

- Ce que je veux dire, c'est qu'il y a des individus qui sont nés pour souffrir, et si on les fait souffrir, ce n'est pas grave, puisqu'ils sont nés pour ça. 

- C'est horrible. 

- Le monde est horrible, l'humain est horrible. Mais nous ne pouvons pas fuir cela, car nous sommes l'horreur.

Pieles est donc un ovni, un freak. C'est un film qui pique les yeux, gratte le cerveau et pince le cœur. Une catharsis douloureuse, mais indispensable.

César Casino - Blog pluridisciplinaire
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